20.7.11

La face cachée du Monde - Pierre Péan, Philippe Cohen

"J'ai sauvé, puis refait le Monde"

C'est Jean-Marie Colombani, l'ancien directeur du Monde, qui parle. Modestie. Cette enquête est l'une des plus violentes que j'ai jamais lue. Et elle vise l'institution suprême de la presse française, l'auto-couronné "journal de référence" : le Monde.

Cette enquête a pour objectif de démontrer que l'évolution récente du Monde l'a bien éloigné de son esprit d'origine, établi par son fondateur Hubert Beuve-Méry. Les trois dirigeants de l'époque, Jean-Marie Colombani, Edwy Plenel et Alain Minc, sont attaqués frontalement. Les deux auteurs résument leur thèse de la façon suivante :

"Notre condamnation n'est pas morale, mais politique: les faits nous enseignent que les méthodes employées par les dirigeants du Monde l'éloignent de plus en plus de sa vocation initiale - un regard éclairé et intellectuellement honnête sur le monde - pour le mettre au service du pouvoir d'un petit groupe d'hommes eux-même entourés d'une caste bureaucratico-médiatique en voie de constitution." p22

J'ai lu cette enquête trop tard. Publiée en 2003, elle décrit un système qui a profondément changé depuis : les principaux protagonistes sont partis du Monde ou ont été limogés. Les auteurs les accusent d'utiliser couramment manipulations, menaces et chantages. Avec exemples à l'appui.

Cette enquête a précipité leur départ, du moins pour Edwy Plenel. Elle décrit en détail le fonctionnement de la rédaction qu'il dirigeait. Avec au centre, la recherche de scoops, de coups médiatiques, à n'importe quel prix. Le secret de l'instruction est une notion dépassée pour Plenel et ses équipes. Pourquoi faire une enquête quand il suffit de demander ses informations à un juge d'instruction, qui y gagnera de la publicité?

La condamnation des dirigeants du Monde est totale. Editorialement, ils ont fait des choix douteux comme le soutien sans faille à Edouard Balladur en 1995 (sans adopter de position claire vis-avis de leurs lecteurs), ou des prises de positions outrancières en faveur des groupes indépendantistes corses.

Concernant la gestion du groupe, l'achat de plusieurs titres se serait déroulé dans une ambiance de guerre. Avec des pressions d'une violence incroyable. Pour en donner un aperçu, prennons l'exemple de la tentative d'acquisition de l'Express par les dirigeants du Monde. Lors d'une assemblée générale des personnels de l'Express, le directeur de la rédaction de l'hebdomadaire annonce aux salariés qu'ils vont "passer sous la coupe de mafieux impécunieux" (p247). Denis Jeambar se croit déjà acheté (et viré), mais cela n'arrivera pas.

Je ne ferait pas ici un listing total des affaires révélées dans La face cachée du Monde, vous en trouverez un aperçu sur cette page wikipédia.

Pour expliquer leur point de vue, les auteurs citent un professeur de philosophie au collège de France, Jacques Bouveresse.

"La presse, écrit Bouveresse, a fini par acquérir une position telle que le métier même de journaliste est devenu synonyme d'impunité et d'irresponsabilité. Ce qui inquiète Kraus, c'est que la presse est en train de devenir le seul pouvoir réellement absolu, et, en même temps, celui qui dispose des moyens les plus puissants pour persuader l'opinion publique du contraire." p232

Cette enquête est clairement outrancière, et certains éléments seraient même erronés. Mais elle présente ce que la presse a de plus détestable, certains aspects qui sont impossibles à contester. Un oubli des règles déontologiques, une volonté de faire des "coups". Un mépris total de ses lecteurs. Une confiance dans le prestige du titre (le "quotidien de référence") comme seul bouclier contre les critiques. Mais surtout, une absence totale de remise en question.

Quand ce bouquin est sorti, il a logiquement provoqué un scandale. Mais les dirigeants du Monde ne se sont pas expliqués face à leurs lecteurs. Daniel Schneidermann, alors chroniqueur télévision pour le Monde, a été le seul de la maison à demander publiquement ces explications. Il a été renvoyé quelques mois après.

Ce livre a connu un énorme succès commercial, et a été rapidement en rupture de stock. La fin de l'histoire est étrange : les auteurs et les dirigeants du Monde ont trouvé un accord. Ces derniers ont retiré leurs plaintes pour diffamation, les auteurs ont accepté de ne pas procéder à un retirage du livre. Drôle d'impression, personne ne semble sûr de son bon droit dans cette affaire.

J'ai aimé cette enquête, je la trouve nécessaire. Tout média devrait accepter d'être critiqué, s'appliquer à soi-même la transparence qu'il exige des autres. La direction du Monde a (a eut?) la prétention de ne rien devoir à ses lecteurs. Elle mérite donc qu'on fouille dans ses poubelles. Péan et Cohen ont peut être fait des erreurs, mais je suis convaincu que leur enquête est ce qui est arrivé de meilleur au Monde depuis des années.

La face cachée du Monde, Pierre Péan, Philippe Cohen, Editions des Mille et une nuits, 2003

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